
Les Mille et un ponts d’Amélie-les-Crayons
Depuis une quinzaine d’années, Amélie-les-Crayons trace sa route singulière en chansons. Au fil des spectacles, elle a construit un univers visuel poétique, joyeux et coloré. Son écriture est à la fois ancrée dans la tradition, faisant appel aux comtes, histoires et légendes de l’inconscient collectif, et profondément actuelle dans sa façon d’appeler à un monde humaniste dans lequel les hommes, la terre et les forces spirituelles seraient connectés. En pleine préparation de son nouveau spectacle, Amélie-les-crayons nous parle de sa tournée Mille Ponts, de lien, de gentillesse, et de danser ensemble. Et ça fait du bien. Rencontre.
P.L. : Amélie, ton dernier spectacle Mille Ponts, c’est une écriture très terrienne, très incarnée (Y’a plus d’saisons), avec des musiques souvent rythmées, qui donnent envie de danser, de bouger le corps. On entend des sonorités africaines, presque tribales. Mais aussi le son des pas de danse et du chant répété qui évoque plutôt la musique traditionnelle bretonne. Quel a été le point de départ de ce spectacle ?
A.L.C. : j’ai écrit ces chansons en marchant. J’avais demandé à un ami percussionniste de m’enregistrer des rythmes. Et les mots sont venus en marchant en écoutant ces rythmes. Et puis lors d’un fest-noz (fête de musique traditionnelle bretonne), j’ai vu un musicien qui jouait de l’épinette et qui battait la mesure avec ses pieds. Il avait un look incroyable avec une longue barbe blanche. Et j’ai trouvé ça très beau. J’ai eu envie de mixer tout ça. De faire un spectacle qui passe par le corps, par la danse.
P.L. : Quel a été la réaction de tes musiciens quand tu leur as annoncé qu’ils allaient devoir danser sur scène ?
A.L.C. : Ils étaient un peu sceptiques au départ mais j’étais sûre que ça allait fonctionner pour le public. Après c’est une histoire de confiance entre nous. Je travaille avec Olivier Longre depuis longtemps. Nous avons choisi Quentin pour son expérience dans la danse. Par contre, ça a demandé beaucoup de travail. On a fait les chorégraphies avec Denis Plassard. Il a fallu 6 mois pour rendre l’ensemble fluide.
P.L. : Tu fais appel à beaucoup de corps de métiers sur ce spectacle : metteur en scène, chorégraphe, création lumière, costumes…
A.L.C. : Oui j’aime bien cet esprit de troupe, de famille. Que chacun apporte sa pierre à l’édifice. Avec Fred Radix qui a fait la mise en scène, par exemple, on travaille ensemble depuis 15 ans. J’adore parce qu’il a rapidement une vision globale. Il pense directement au son, à la lumière, aux décors, au rythme du spectacle…des choses que j’arrive à faire quand je mets en scène les spectacles des autres mais que j’ai plus de mal à faire sur mes créations.
P.L. : Sur scène il y a beaucoup d’échanges avec les spectateurs : tu invites les gens à faire un petit échauffement au début du spectacle, des spectateurs à monter sur scène pour danser avec vous…c’était une nécessité d’embarquer les spectateurs physiquement dans le spectacle ?
A.L.C. : En effet c’était un objectif majeur d’arriver à faire danser les gens. Du coup on a pensé la mise en scène pour ça : l’échauffement, faire que les gens se regardent, puis des petits jeux corporels pour pouvoir au final faire danser les gens dans la salle et pouvoir faire monter des spectateurs sur scène sans les mettre trop mal à l’aise.
P.L. : Il y a aussi beaucoup de mouvement sur scène, beaucoup d’instruments différents que vous déplacez
A.L.C. : Oui. Là aussi c’était volontaire. Je voulais quelque chose de fluide avec des déplacements et des jeux possibles. Ça a imposé pas mal de contraintes techniques. On a dû tester du matériel (micros, retours…) pour que le son soit bon malgré ces mouvements. J’ai aussi souhaité jouer sur un « vrai » piano cette fois-là et pas sur un piano électrique. On a dû trouver un petit piano que l’on a « customisé ». Je voulais que l’on voie le cœur du piano. On a donc éclairé l’intérieur et ajouré au maximum les parties qui pouvaient l’être.
P.L. : A la fin du spectacle, tu remercies les gens qui t’accompagnent sur la tournée, les musiciens, les techniciens, en disant qu’ils sont tous gentils…et c’est assez touchant cet espace de gentillesse tout à coup. Alors que ce n’est pas une valeur qui est très mise en avant, par exemple dans les entreprises…
A.L.C. : Oui mais c’est comme ça. Nous on est des gentils, des bisounours (Rires !). De toute façon je crois que si je n’avais pas construit une bulle de gens gentils autour de moi je n’aurais rien pu faire, je serais morte (Re-rires !). Je ne suis pas adaptée à un autre monde. C’est fondamental pour moi la gentillesse, l’amour.
P.L. : En avril 2019 tu as tourné un très beau clip sur le morceau Le bal des vivants (voir ci-dessous). Peux-tu nous raconter ce tournage ?
A.L.C. : J’ai écrit cette chanson d’une traite en rentrant d’un fest-noz après avoir dansé toute la nuit dans une ambiance très joyeuse. Ça faisait longtemps que nous voulions faire un clip pour ce morceau. Je voulais mélanger des humains et des animaux et les faire danser ensemble mais on ne voyait pas trop comment faire. Et puis un jour j’ai été chez ma sœur et elle avait dans son atelier des dizaines de superbes masques d’animaux qu’elle faisait pour un atelier théâtre dans son collège. On a donc collaboré avec ses élèves pour ce clip. Ils ont fait les masques en faisant participer les parents, et sont venus danser sur le tournage. C’était un très beau moment. On a monté un plancher de danse dans la forêt dans une clairière et filmé de nuit. Il faisait 5°C…
P.L. : De l’album Mille Ponts, tu dis que c’est un album sur le lien. Lien entre les êtres, lien avec la nature, lien au divin peut être. Il y a des grands thèmes qui parcourent l’album. La liberté d’abord avec des chansons comme Laleina ou Mon pays, qui raconte l’histoire d’un homme qui choisit de rester sur sa terre malgré la guerre et la désolation, alors que d’autres décident de partir « avec rien/passer les frontières/juste nos corps ».
A.L.C. : Oui c’était une question qui m’intéressait. Peut-on faire le choix de rester sur sa terre, dans son pays malgré la guerre et les conflits. Et si on décide de partir ailleurs, ce serait pour faire quoi ? Je n’ai pas de réponses. J’ai des origines Vietnamiennes. Mon père a quitté ce pays à 16 ans. Nous avons peu parlé avec lui de cette expérience mais je sais que pour ma grand-mère par exemple ça a été un déchirement de quitter son pays. Elle l’a fait uniquement pour être avec ses enfants. Pour moi d’ailleurs, celle qui choisit de partir, de quitter son père à la fin de Mon pays c’est Laleina.
P.L. : Un autre thème qui revient, c’est un appel à la transcendance, à une certaine forme de spiritualité (Mille Ponts, Tout dans tout)…
A.L.C. : Oui depuis que je suis petite je suis fascinée par les personnes qui vouent leur vie à la prière : les moines, les nonnes, les ermites. Ils peuvent paraître déconnectés du monde mais je crois au contraire qu’ils sont connectés au monde en permanence. Dès le lever ils prient pour lui. Et ils se tiennent informés de ses problèmes par des lectures, parfois très pointues, extrêmement savantes. Ça doit être un chemin difficile mais fascinant. Dans mes albums il y a toujours une chanson qui traite de ce sujet. Dans le précédent (Jusqu’à la mer), c’était par exemple la chanson Mon ami.
P.L. : Le secret est un très beau texte dans lequel une fille remercie sa mère pour lui avoir permis d’être heureuse. On devine à la fin que les mots de remerciements n’ont peut-être pas été réellement prononcés entre elles. Est-ce que l’imagination a ce pouvoir de re-créer un monde parfois plus beau que la réalité ?
A.L.C. : Dans cette chanson je voulais parler de la chaîne des femmes et de la façon dont on se transmet de belles choses, mais aussi des choses sclérosantes qui empêchent parfois d’être complètement soi. Qui nous enferment. Pour moi la mère de cette chanson a vécu dans une espèce de cage dont elle n’a pas pu se libérer. Et la fille lui dit que ce n’est pas grave. Elle la remercie pour avoir quand même franchi la première marche de la prise de conscience. Grâce à cela, elle va pouvoir continuer. Pour moi, le secret dont il est question est que l’on a le droit d’inventer sa vie, que l’on n’est pas condamné à reproduire éternellement ce que l’on nous transmet.
P.L. : Dans plusieurs chansons (La poudrière, Un enfant), tu choisis de voir le beau au milieu de la souffrance, de la colère. C’est cela le rôle de l’artiste pour toi ?
A.L.C. : Je ne sais pas. C’est juste que je suis comme ça, profondément. Ce n’est pas un choix. Je suis toujours du côté de l’espoir, de l’optimisme. J’ai écrit la chanson Un enfant lors d’un atelier d’écriture Chansons primeurs animé par Ignatus. La contrainte était d’écrire une chanson avec 2 éléments très contrastés. La première image qui m’est venue est celle d’un enfant au milieu des bombes et de la guerre. Je suis impressionnée par la capacité des enfants à ne pas se montrer impacté, à garder de la joie lors de ce type d’évènements. Tout en prenant tout en pleine figure…A la fin de cette chanson j’ai voulu devenir cet enfant, pouvoir me glisser en lui pour épouser ce point de vue. La résilience des enfants est fascinante. Je m’intéresse beaucoup aux neurosciences, qui démontrent maintenant que l’on peut réparer des traumatismes, refaire des connexions neuronales avec de l’empathie, de la bienveillance.
P.L. : Dans les remerciements du disque il y a beaucoup de monde : Marion Rouxin, Lili Cros et Thierry Chazelle, Anne Sylvestre, Enzo Enzo, des musiciens bretons (Carré Manchot)…Est-ce que tu te nourris de tous ces univers ?
A.L.C. : En réalité j’écoute assez peu la musique des autres. Par peur de reproduire, de « pomper » inconsciemment des choses peut être. Je ressens plutôt le besoin de m’isoler pour écrire et pour créer. Les personnes remerciées ici sont plutôt des compagnons de route…
P.L. : As-tu des lieux de chanson à conseiller en Bretagne ?
A.L.C. : J’aime beaucoup des lieux comme Bleu Pluriel à Tregueux. C’est une super équipe et ils font un vrai travail de proximité pour la culture et la chanson. Mais il y a beaucoup de petits lieux qui se battent pour programmer de la chanson, des festivals comme Les Originales à Morlaix…
P.L. : Quelle est ton actualité ? Y aura-t-il bientôt un nouveau spectacle d’Amélie-les-Crayons ?
A.L.C. : Oui je suis actuellement en pleine création. Ce sera une comédie musicale, une sorte d’épopée épique et un peu fantastique ! Le texte a été écrit par un ami Pierre-Luc Grangeon il y a 10 ans et j’ai voulu reprendre ce projet. J’ai écrit les chansons. Il m’en reste une à écrire…et nous essayons de mettre tout ça en forme…
Propos recueillis par Pierre Lémo le 08/10/19. Crédit photos : Néomme.